En 1924, une souscription publique est lancée pour ériger un monument en hommage à Albert Samain à Magny-les-Hameaux. Léon Bocquet, fervent admirateur du poète, sollicite ses confrères écrivains pour financer le projet. Mais tout le monde n’adhère pas à l’idée… L’un d’eux, indigné, lui répond avec véhémence : pourquoi honorer un poète après sa mort, alors que la société l’a laissé dépérir de son vivant ? C’est dans ce contexte que s’engage un échange vif et passionné entre Bocquet, idéaliste pragmatique, et son interlocuteur, révolté contre l’hypocrisie des hommages posthumes.
Si Léon Bocquet et le confrère récalcitrant avaient eu l’occasion d’échanger ces mots, peut-être l’auraient-ils fait ainsi… Mais ce dialogue, bien que plausible, demeure une création fictive, fruit d’une imagination souhaitant faire revivre ces figures littéraires.
Un débat animé entre Léon Bocquet et son confrère récalcitrant
Léon Bocquet : Mon cher ami, me voici encore en quête de quelques francs pour honorer Albert Samain. Un petit geste pour un grand poète, qu’en dites-vous ?
Le confrère : Bocquet, vous avez l’obstination d’un percepteur d’impôts et le charme d’un vendeur d’assurance ! Je vous l’ai déjà dit : je suis contre ces monuments posthumes. Pourquoi honorer un poète avec du marbre quand on lui a refusé un simple coussin pour se reposer de son vivant ?
Léon Bocquet : Oh, mais voyons… Ce n’est pas nous qui avons décidé qu’il vivrait dans la misère ! Nous ne faisons que réparer une injustice.
Le confrère : Réparer une injustice ? Vous appelez ça une réparation, vous ? Ah ! Mais que c’est commode ! On élève des statues à ceux qu’on a laissés crever… Belle manière de se donner bonne conscience !
Léon Bocquet : Et que proposez-vous alors ? Que nous déposions tous nos francs dans une boîte à regrets ?
Le confrère : Je propose que l’on s’occupe des poètes vivants avant de sculpter des regrets en pierre pour les morts !
Léon Bocquet : Ah ! Vous croyez que si nous allions voir le ministre avec une liste de poètes nécessiteux, il dégainerait son portefeuille ? Il nous rirait au nez ! Mais pour un monument, ça passe… Les gouvernements adorent les hommages, ça leur donne l’illusion d’avoir été bienveillants.
Le confrère : Justement ! Il faudrait cesser cette mascarade ! Regardez Baudelaire, mort dans l’indifférence… Balzac, épuisé par les dettes… Et maintenant, Samain ! C’est toujours la même histoire : on abandonne les poètes, puis on prétend les aimer une fois qu’ils sont hors d’état de réclamer quoi que ce soit.
Léon Bocquet : Mon cher, vous êtes un romantique en colère ! Mais soyez pragmatique. Nous ne pouvons pas ressusciter Samain pour lui offrir la pension qu’il méritait. Nous pouvons, en revanche, faire en sorte qu’il ne tombe pas dans l’oubli.
Le confrère : L’oubli ? Vous croyez vraiment qu’une statue évite l’oubli ? Qui se souvient de tous ces bustes poussiéreux disséminés dans les jardins publics ?
Léon Bocquet : Ah ! Mais ce monument ne sera pas un simple bout de pierre ! Ce sera un hommage vibrant, une invitation à relire Le Jardin de l’Infante, à se souvenir de sa sensibilité, de sa musique, de sa poésie…
Le confrère : Et combien coûtera cette invitation ?
Léon Bocquet : Oh, une somme modeste… à peine quelques milliers de francs…
Le confrère : Quelques milliers de francs ?! C’est une fortune ! Avec cet argent, on pourrait fonder un prix pour aider les jeunes poètes, leur offrir de quoi écrire sans craindre la faim !
Léon Bocquet : Vous ne manquez pas d’idées, et je vous admire pour cela… Mais en attendant que votre grand projet de secours national aux écrivains voie le jour, permettez-moi de réunir quelques sous pour Samain. Vous ne voudriez pas que son souvenir se dissipe comme un vers mal imprimé ?
Le confrère: Ah, Bocquet… Vous êtes un vrai diable ! Bon, allez… Peut-être que je vous donnerai quelque chose…
Léon Bocquet : Voilà qui est bien ! Je savais que vous aviez un cœur sous cette armure d’indignation. Vous verrez, un jour, nous organiserons aussi une fête nationale en hommage aux poètes exploités. Mais en attendant… Un petit billet pour Samain ?
Le confrère : Vous ne lâchez jamais, hein ?
Léon Bocquet : Jamais quand il s’agit de poésie, mon cher !
Morale : Mieux vaut un monument tardif qu’une gloire posthume sans fleur ni couronne ! Bocquet veut honorer Samain avec ce qu’il a, tandis que son confrère préférerait qu’on évite d’enterrer les poètes avant l’heure. Morale de l’histoire ? Autant célébrer les artistes vivants… avant qu’ils ne deviennent des statues silencieuses !
Extrait d’une lettre reçue par Léon Bocquet

« Je suis d’ailleurs, comme je vous l’esquissais dans ma dernière lettre, hostile à l’érection de Monuments à des Poètes ou à des Inventeurs morts, que le Régime a laissé crever de misère de leur vivant. C’est le couronnement de l’hypocrisie qui a permis de les tenir en servitude sociale tant qu’ils ont vécu. Après la publication du Jardin de l’Infante, Samain avait droit au loisir, à une pension nationale somptueuse, qui lui eussent permis de se soigner, de guérir et de nous donner bien d’autres œuvres plus belles encore. »