Le Beffroi – Léon Bocquet, poète des Weppes

La revue « Le Beffroi » a été fondée en 1900 par un groupe d’étudiants de la Faculté des lettres de Lille, sous la direction de Léon Bocquet, un poète et romancier français. Cette publication littéraire avait pour objectif de dynamiser la scène intellectuelle et artistique de la région du Nord de la France. Sous la direction de Bocquet, « Le Beffroi » a accueilli une diversité de contributions, révélant des talents tels que René Maran et Francis Thompson.

La revue se distinguait par son ouverture à différents courants littéraires, sans adhérer à une école spécifique, et mettait un point d’honneur à rendre l’art accessible à tous. Initialement basée à Lille, la publication a déménagé à Roubaix en 1905 lorsque Bocquet est devenu rédacteur en chef du « Journal de Roubaix ». En 1910, après le départ de Bocquet pour Paris, la revue a poursuivi ses activités jusqu’en 1913. « Le Beffroi » a joué un rôle crucial dans la promotion de la littérature et des arts dans le Nord de la France au début du XXe siècle.

Léon Bocquet a contribué à faire connaître des poètes comme Auguste Angellier, son maître à l’université de Lille, Albert Samain, Sébastien-Charles Leconte, Albert Lantoine, des peintres comme Marie et Henri Duhem, Lucien Jonas, Pharaon de Winter, Julien Devocelle, Léon Cassel, etc.

Bientôt, étendant son action aux provinces de France et à la Belgique, le Beffroi devint un recueil anthologique des œuvres de la jeune littérature. C’est ainsi qu’y débutèrent nombre de poètes et de prosateurs tels que Léon Deubel, Louis Pergaud (prix Goncourt), André Lafon (grand prix du Roman à l’Académie française), Philéas Lebègue, Maurice Gauchez, Amédée Prouvost, Théo Varlet, René Maran (Prix Goncourt), Roger Allard, Mme Deletang, tous écrivains dont le talent est aujourd’hui consacré.

Il a fondé aussi la bibliothèque d’édition du Beffroi, qui publia tous les poèmes de Léon Deubel, le premier livre de Pergaud : L’herbe d’avril », les poèmes de René Maran, Charles Vildrac, André Lafon et une Anthologie des poètes du Nord.

Préface de « David Ténier », Gustave Geffroy

Léon Bocquet a consacré une série de critiques littéraires aux œuvres de ses contemporains, publiées dans la revue Le Beffroi. Une sélection de ces textes est consultable sur le site Gallica via le lien en bas de page. La liste ci-dessous n’étant pas exhaustive, d’autres articles peuvent également être disponibles.

Le Désert, poème, par Charles Droulers. Tours
L’Ombre Amoureuse, par Edmond Blanguernon
Processions dans l’âme, par René D’Avril, 1900
A la Pagaie, R-L Stevenson traduit par L. Lemaire, 1900
Fleurs d’en-bas, par Jules Mousseron, poésies et chansons patoises 1900
The shorter poems, Robert Bridge
Croquis au charbon, Jules Mousseron
L’Ennemi du Peuple, Henrick Ibsen, 1900
Coeur changeant, Jules Sougniez
Les Gueux d’Afrique, Emile Blémont
Chemin Divin, Gaston Portevin

Léon Bocquet par Jules Gossez – fascicule 12 – mars 1901

La Revue politique et littéraire du 7 Août 1909 – Le Beffroi par Lucien Maury – retronews.fr

1909-08-07_La_Revue_politique_et_littéraire – Le Beffroi par Lucien Maury – web Télécharger

Léon Bocquet, dans les pages de la revue « Le Beffroi », partage des biographies captivantes et des réflexions pertinentes sur les artistes contemporains. Le livre « Mme et Mr Jean de La Hire« , rédigé par Paul Yaki en 1904, reprend un article que Bocquet avait initialement publié dans cette même revue.

La Nuit (Le Beffroi – janvier 1900)

La Nuit fraîche, la Nuit calme et douce est venue
Avec ses longs cheveux épars au firmament,
Ses cheveux de mystère et d’ombre où s’atténue
L’éclat de ses grands yeux remplis d’enchantement.

Des astres sous ses pas éclosent lentement,
Le ciel bleu se fleurit de roses inconnues :
Leur douceur tombe et sur l’amante et sur l’amant
Qui, les doigts enlacés, vont par les avenues.

La viole des bois soupire des tendresses,
Des baisers chantent sous les fleurs de l’oranger
Et se mêlent dans l’infini de leurs caresses…

La Nuit fraîche, la Nuit calme et douce est venue,
Fondant les cœurs de joie ; et, dans les avenues,
Sonne l’heure d’amour comme un grelot léger.

La Mer Chante (Le Beffroi – février 1900)

La mer chante, là-bas, sur la harpe des flots,
La mer chante dans l’ombre ainsi qu’une Sirène ;
Sa chanson se fait douce et trompeuse, qui traîne :
La mer chante, et mon cœur se remplit de sanglots.

La mer chante charmeuse au milieu du silence
Son poème d’amour sombre et de volupté
Et célèbre en la nuit sa belle nudité ;
La mer chante, superbe, elle ondule et balance.

La mer chante l’espoir, le grand rêve, l’oubli ;
Elle frissonne toute et s’approche et caresse,
Pour enlacer l’amant aux récits de sa tendresse,
Elle exalte sans fin la douceur de son lit.

La mer chante toujours, chante comme une femme,
Elle attire, promet des bonheurs ignorés ;
La mer captive l’homme et, degrés par degrés,
L’enveloppe et le tient sous son baiser infâme.

La mer chante à jamais… La Goule sans remords
Chante afin d’étouffer l’appel du dernier râle,
Elle chante ; sa voix est triste et sépulcrale…
— La mer chante, et mon cœur a l’effroi de la mort.

Le fleuve (Le Beffroi – mars 1900)

Le Fleuve d’Autrefois pleure sa décadence :
Il se souvient du bruit murmurant de ses flots,
Il se souvient d’avoir porté des matelots
Et tressailli du choc des rames en cadence.

Il se souvient d’avoir entendu ses îlots
Tout sonores des chants de fête et de la danse,
Il se souvient d’avoir, violent la nuit dense,
Illuminé son cours de l’éclat des falots.

Triomphal, il traînait des galères sans nombre,
Et fort, de lourds chalands qui creusaient son eau sombre ;
Des rumeurs l’emplissaient les soirs et les matins.

C’était aux temps jadis des royales Espagnes,
Fier, il fuyait alors, mirant villes, campagnes,
Chargé de galions, vers les pays lointains.

Les cités de ses bords croulèrent en ruines,
Et, sur ces monceaux gris de pierres, les bruines
Pleuvent du ciel splendide où riait le soleil.

Puis, le sable a gagné lentement l’estuaire
Et le Fleuve a senti, léthargique sommeil,
Descendre aux alentours un calme mortuaire.

La broussaille bientôt envahit ses circuits,
Plus haute, plus vorace aux fins de chaque automne.
Désormais, sous le vent, l’eau stagne, et lui s’étonne
D’être captif aux murs de ses vieux ponts détruits.

Et loin de l’Océan qu’il aime, loin des bruits,
Stérile, dans un coin de plaine monotone
Où maintenant la mer des épis mûrs moutonne,
Il meurt, humilié, comme un cœur plein d’ennuis.

Mais songeant au passé glorieux, à l’enfance,
Hanté de souvenirs, depuis des ans, depuis
Des siècles, ce vaincu du sort, rempli d’ennuis,
Le Fleuve d’Autrefois pleure sa décadence.

Le clair de lune est doux (Le Beffroi – avril 1900)

Le clair de lune est doux sur la Ville qui dort ;
Il est doux comme un son lointain de mandoline.
Le clair de lune est doux dans le ciel qui s’incline,
Le clair de lune est doux parmi les astres d’or.

Le clair de lune est doux comme un léger murmure,
Comme un chant d’Angelus au-dessus des hameaux,
Comme un froissement de feuille à travers les rameaux,
Comme un tiède parfum de clématite mûre.

Pour mon cœur douloureux, fatigué de souffrir,
Le clair de lune est doux comme un baiser de femme ;
Le clair de lune est bon comme la paix de l’âme,
Et l’effroi de la Vie achève de mourir.

Le clair de lune est doux d’une douceur immense,
Le clair de lune est frais sur mon front soucieux ;
Voici descendre en moi tout l’infini des cieux :
C’est une aube de calme et d’amour qui commence.

Le clair de lune est bienfaisant. — La Ville dort. —
La fatigue du jour qui sommeille aux paupières
S’oublie aux bleus rayons veloutant toits et pierres ;
Le clair de lune est doux comme une sainte mort.

Aux flancs du vase (Le Beffroi – juillet/août 1900)

Voici la coupe d’or de l’ouvrier divin :
Elle garde un parfum puissant de grappes mûres,
La bonne et forte odeur du pampre et des ramures,
Un reflet de soleil dans la pourpre du vin.

L’Art n’y cisela point les rois ni les armures,
Ni les dieux de l’Olympe et leur cortège vain,
Mais l’Aède immortel, le Sage et le Devin
Qui rêvent près des flots aux sonores murmures.

La vie antique y joue en effeuillant ses fleurs
Et les éphèbes blonds aux languides pâleurs
Caressent de leurs doigts les flûtes alternées.

Le ciel bleu s’y déroule en calmes horizons
Et les vierges, nouant des danses d’hyménées,
Foulent de leurs pieds blancs la douceur des gazons.

Thrène (Le Beffroi – septembre/octobre 1900)

À la mémoire d’Albert Samain
L’ombre de l’Au-delà, solennelle, est venue
Et lente sa tristesse a monté dans tes yeux ;
Le silence profond de la nuit inconnue
Emplit d’un lourd sommeil ton cœur mystérieux.

Et la Mort enlaceuse entre ses bras nocturnes
A doucement bercé ton rêve d’infini :
Ton front vers son baiser, comme penché les urnes,
S’est incliné suprême et grave… Tout finit.

Vers les jardins épanouis dans la vallée,
Pleins de lune songée aux fleurs de pourpre et d’or,
Ivre de leur splendeur ton âme est en allée,
Frêle comme un soupir de sainte qui s’endort.

Ta bonne voix d’amour s’est tue en la rafale
Qui passait emportant des noms à l’avenir,
Ta voix qui nous chantait la chanson triomphale
S’est tue ; elle vit seule en notre souvenir.

La Déesse, éteinte à demi, se recule,
Croisant d’un chaste orgueil sa robe de clarté.
À son adieu, voilé l’immense crépuscule
Qui gagne envahissant ton œuvre de beauté.

Et veuve de l’espoir des antiques prières,
Notre âme vaine et lasse en l’effroi des sanglots,
Dans le brouillard fatal qui ferme tes paupières,
S’effare du néant devant tes doux yeux clos.

Automne (Le Beffroi – novembre 1900)

Octobre a secoué les jaunes frondaisons
Et les feuilles des bois meurent pâles et belles.
Au bord du fleuve brun où penchaient les ombrelles
Le vieux troupeau d’hiver a tondue les gazons.

Et, grelottants déjà sous leur maigre toison,
Des agneaux, des brebis, en lente ribambelle,
Parmi l’ombre du soir sur la grand’route bêlent
Vers le vent triste et froid qui corne à l’horizon.

Des corbeaux noirs élargissent un envol sombre V
ers les vagues lointains cendrés de brume et d’ombre,
Au dessus du repos d’un hameau qui s’endort.

Et, debout, tourmenté par un souffle colère,
De la plaine révulse un pâtre cherche encore
Au fond du ciel obscur l’or d’une étoile claire.

La neige tombe (Le Beffroi – décembre 1900)

La neige doucement tombe ; la neige tombe,
D’une chute sans fin tombe du firmament ;
Dans l’air moite un jardin s’efflore lentement,
Doux comme le frôlis d’une aile de colombe.

La neige doucement tombe à travers la nuit,
Sur la ville et la plaine et glisse entre les branches ;
Ainsi qu’une jonchée immense de fleurs blanches,
Elle tombe suprême endormeuse de bruit.

La neige tombe au long des longues avenues
Où le pas du passant se fait lointain et meurt ;
La neige tombe enveloppante à la rumeur,
Avec une fraîcheur de roses inconnues.

La neige tombe, comme au front une pâleur,
Comme un soir de tristesse au plus profond des âmes,
Où des baisers d’adieu sur les lèvres des femmes,
Et comme la pitié tombe sur la douleur.

La neige immaculée au rêve d’indolence
Tombe, tombe en légers flocons vers les roseaux ;
Comme un effeuillement d’étoiles dans les eaux
La neige tombe au gouffre infini du silence.

Les bois (Le Beffroi – janvier 1901)

Les bois touffus sont beaux et belles les forêts
Avec cette chanson des feuilles bruissantes,
Ces rêves de lumière endormis sur les sentes,
Sous le babillement léger des nids discrets.

Parmi leur ombre épaisse, ô l’Iandre, tu parais
La terre vierge, un sol d’où les hommes s’absentent,
Tout plein du frisson vert des sources innocentes
Qui filtrent doucement au creux des ravins frais.

Autour des chênes bruns des sauges sont fleuries
Et la rosée y met, comme dans les prairies,
Le givre de l’aurore aux herbes du matin.

Des ramiers bleus et blancs becquettent les cenelles,
Et, vers l’azur vermeil du ciel, gronde, lointain,
L’orgue mystérieux des branches éternelles.

Sommeil des Ondins (Le Beffroi – avril/mai 1901)

L’étang clair se remplit du ciel des soirs d’été ;
Des étoiles en fleur éclosent une à une,
Et, nénuphar dans les roseaux, tremble la lune
Sur des moires d’azur profond et de clarté,
Nénuphar d’or, dans les roseaux, tremble la lune.

Prends garde aux muguets blancs tintant leurs carillons,
Viens, et glisse sans bruit dans l’herbe auprès des ormes ;
De petits Ondins bleus au cœur des roses dorment,
Nous irons les saisir comme des papillons,
Par les ailes. Le vent les berce à peine, ils dorment.

Ils dorment doucement les Esprits inconnus ;
Leur poids léger fait s’incliner les frêles tiges,
D’invisibles odeurs alentour d’eux voltigent
Et viennent parfumer la chair de leurs bras nus ;
Des odeurs de lilas invisibles voltigent…

Laissons-les sommeiller sur la rive, longtemps,
Au murmure ténu de cette brise brève
Qui frissonne aux rameaux des bois où la nuit rêve,
Vois : le feuillage d’ombre à leurs yeux, par instant,
Se penche en un baiser d’amour… Et la nuit rêve.

Souffrance (Le Beffroi – mars 1901)

La froide nuit d’hiver qui rayonne, la nuit
Sculpte sur les carreaux les fougères du givre ;
L’heure est triste, mon corps las de l’effort de vivre :
Jusqu’au fond de mon âme, au loin, sonne minuit.

Mon front s’appesantit de souffrance et d’ennui :
Les rideaux sont de pourpre et blessent mes yeux ivres,
Près de ma tête, autour des feuillets blancs du livre,
Le long vol rouge et noir des fièvres se poursuit.

Il semble que le sol tourne, pris de vertige ;
La lampe lentement chavire, comme au vent,
Une tulipe d’or qui tremble sur sa tige.

Et des roses de feu tombent infiniment,
Et j’étouffe, j’ai mal, car — fatigue ou démence —
Ces roses sur mon cœur brûlent dans le silence.

L’heure solennelle (Le Beffroi – août/septembre 1901)

Entends ! Un rossignol ruisselle goutte à goutte,
Ivre de solitude et de la paix des bois ;
Là-bas, sous les frissons sanglotés de sa voix,
L’ombre vibre et du chant d’amour tressaille toute.

Délice !… Environnent mystérieux des fleurs !
Le crépuscule est tendre avec ses mains de femme ;
Des ruisseaux de fraîcheur coulent jusqu’à nos âmes
Et mettent le baiser de l’onde au bord du cœur.

La lune dans l’azur verse une coupe pleine
De lumière ; on voudrait recueillir à genoux
Le bleu profond du soir divin tombant sur nous,
Enlacer le Sommeil qui descend dans la plaine.

Dans l’infini de l’heure un peu d’éternité
Flotte et tremble ; parmi l’odorante ramure
Où des brises de rêve ineffable murmurent,
Le calme lentement clôt les yeux de l’Été.

L’oiseau se tait… Un vent de douceur se balance,
Et la Nuit qui se penche aux balcons d’or du ciel
Entr’ouvre de ses doigts d’être immatériel
La porte triomphale et vaste du silence.

L’extase (Le Beffroi – novembre 1901)

Le vent murmure à peine aux rives de roseaux
Et garde une douceur plaintive d’élégie :
Vers la brume qui plane encor, le bruit des eaux
Fait couler son frisson de lumière élargie.
Là-bas, le paysage au charme un peu souffrant
Semble mourir dans l’air tranquille et transparent…
L’aube a mis sur tes pieds ses lèvres de rosée,
Sur ton front sa pâleur suave s’est posée,
Avec cette fraîcheur humide qui descend
Des feuilles d’or du tendre automne languissant.
Et, lasse à mon côté, tu parais endormie
Ou perdue en un rêve immense, ô mon amie.
Mais, tout à coup, ton cœur sort de ce long sommeil,
Souriant, ton amour se dresse : le soleil
Sur le pré mauve et bleu caresse les colchiques,
Et tes yeux de prière et tes mains angéliques
Se tendent en extase à l’horizon où luit
La blancheur du matin doré comme un beau fruit.

Strophes aux Humbles (Le Beffroi – janvier 1902)

Ô vous les travailleurs, frères, je vous apporte
L’hommage douloureux d’une nuit sans sommeil,
Et mon cœur de souffrance à votre cœur pareil,
Et si vous méprisez mon amour, que m’importe !

Je vous aime, je vous aime, les artisans,
Vous si péniblement courbés sur votre tâche,
Ici j’ai honte d’avoir été parfois lâche
Qui regarde la peine et passe indifférent.

Vos gestes étaient lourds ; et j’ai souri peut-être ;
Mais je vous comprends mieux depuis que j’ai souffert,
Que j’entends monter, forte comme une mer,
La révolte qui sourd au tréfonds de mon être.

Déjà je ne suis plus insensible, ô meurtris ;
Je sais votre tourment, j’ai vécu votre angoisse,
Un jour, étant celui qu’on foule et que l’on froisse,
J’ai vécu votre angoisse un jour, et j’ai compris.

Et je vous aime, ceux de l’usine, où, muette,
Votre misère s’attarde avec un morne effroi
Et qui sentez sur vous peser le regard froid
De la mort très silencieuse qui vous guette.

Douloureusement (Le Beffroi – février/mars 1902)

Je suis lassé d’attendre et lassé de souffrir ;
Ma vie, à chaque vent qui souffle, s’abandonne
Comme un rameau brisé sur un rosier d’automne
Qu’un prochain soir de gel doit glacer et flétrir.

Et l’infini de l’ombre obstinément s’avance
Qui me couvre le cœur tout entier de sa nuit
Et déborde à mes yeux, mes yeux pleins de l’ennui
De s’être, en vain, longtemps ouverts sur le silence.

Loin de moi, douloureuse errante des chemins,
L’Espérance, pauvresse aveugle qui se traîne,
Vers le son du dernier angélus qui s’égrène
S’en va, la mort dans l’âme et, triste, joint les mains.

Adieu (Le Beffroi – juillet 1902)

Calme, ironiquement calme, tu pris ma main,
Tu me jetas, avec l’aumône d’un sourire
Ton dernier à au revoir » glacé, qui voulait dire :
Entre nous l’inconnu va descendre demain.
Déjà tu franchissais le seuil de ta demeure ;
Une pendule au loin, funèbre, sonnait l’heure
Et la porte s’est close… Alors, il m’a semblé
Que le sourd grincement de la vieille serrure,
Où la rouille des clefs mordait dans la ferrure,
Enfermait de ma vie. — Et veule, et désolé
Je restai là, les yeux stupides, dans la rue
À supplier vers ton image disparue,
Inconscient, meurtri…. Puis, je m’en suis allé,
Droit devant moi, sans but, et fou de ton absence,
À pas très lents, parmi la nuit et le silence.
Et je sentais le ciel d’ombre s’appesantir
Et quelque chose au fond de moi s’anéantir.
C’était comme un martyre et comme une agonie :
La ville en solitude exprimait l’infinie,
Il faisait lourdement douloureux alentour
Et mon cœur se mourait de n’avoir plus d’amour.

L’Aède parle (Le Beffroi – août/septembre 1902)

En un geste ingénu, mes bras te pareront
De fleurs de la montagne bleue et de l’automne,
De fleurs douces de bois, de roses, d’anémones,
De guirlandes de lierre et de blancs liserons.

Je tresserai l’espoir d’immortelles couronnes
Autour de la pâleur mourante de ton front
Et les rythmes sacrés de mes vers chanteront
La gloire des baisers que mon amour te donne.

Tes mains portant l’offrande agreste à l’avenir,
Éblouissant le soir, je veux te voir venir
Lumineuse à jamais parmi les myrtes sombres.

Je veux que ton sourire aube l’éternité,
Quand nos corps ne seront plus que de vaines ombres
Que le monde tressaille encor de ta beauté.

Insomnie (Le Beffroi – décembre 1902)

Ma pensée au cerveau tourne et tourne infinie,
Et mon songe fiévreux, au mur sombre des soirs,
D’une main de ténèbres écrit mes désespoirs
Sous un signe fatal de tragique ironie.

Des cloches sous mon front sonnent une agonie
Et des prêtres d’enfer, vêtus de camails noirs,
Lèvent à mes regards les rouges ostensoirs
Des grands soleils de pourpre et d’or de l’insomnie…

Dans l’horreur de minuit l’ombre vient de frémir
Et toi qui tant voudrais t’apaiser et dormir,
Ô mon âme, ô mon âme, entends-tu quelqu’un chante ?

Avec un large éclat de rire entre les dents,
La Chimère se dresse implacable et méchante
Et sur l’obscurité vrille ses yeux ardents.

L’ancienne année (Le Beffroi – janvier 1903)

Minuit!… C’est le dernier minuit de cette année :
L’heure triste s’en va dans sa robe fanée,
Entends-tu la lenteur et le bruit de ses pas
Qui s’éloignent dans l’ombre et ne reviendront pas ?

Sa place est vide enfin au foyer de la chambre
Elle s’en va, parmi la neige de décembre
Qui tombe… Et le silence a reçu son adieu,
Car, lasse de la vie, elle retourne à Dieu.

Elle n’est plus déjà qu’une obscure pensée
À travers la mémoire où sa marche est passée ;
Elle t’offrit le don de l’amour pour souffrir
Et fit ton faible cœur douleureux à mourir.

Maintenant dévêts-toi de la mélancolie ;
Ignore-la, pardonne et, simplement, oublie ;
Et que ton calme orgueil regarde vers ailleurs,
Pour sourire et pour croire encore aux jours meilleurs.

Ouvre ta porte grande et large ta fenêtre
Au nouveau ciel où l’aube hésitante veut naître ;
Du fond des inconnus une autre doit venir
Porteuse de bonté suprême et d’avenir.

Elle avance, vêtue en jeune fille blanche
Dont le front s’est paré comme pour un dimanche…
Ne vois-tu pas, au bout du chemin de l’hiver,
L’Espérance qui tend la paix d’un rameau vert ?

Ce soir-là (Le Beffroi – avril 1903)

Ce soir là, une fiancée vint qui
m’apporta des feuilles et des fleurs…

Douce, tu vins un soir de grande lassitude
Pour m’arracher au froid baiser de mes douleurs,
Tes mains vers moi tendaient un automne de fleurs
Et tu mis ce bouquet sur ma table d’étude.

Ces roses, mon amie, elles sont toujours là.
Leurs feuilles ont séché qui tombent sur un livre
D’où poète, le même où ma pitié de vivre
A pleuré, sur lequel ton beau front se voila.

Et je les garde, ainsi que la mémoire un songe,
Dans un vase de grès pauvre, pieusement.
Leurs pétales fanés attestent un moment
Où me fut bonne un peu la vie et sans mensonge.

Et je revois ton regard clair qui me sourit,
Je sens que de nouveau des caresses me frôlent;
J’entends encor l’émoi tremblé de tes paroles,
Le rythme d’or des vers chante dans mon esprit.

Un poème ineffable en mon rêve s’éveille
Qui contient tout l’amour et toute la beauté,
La gloire du printemps triomphal et l’été,
Malgré l’hiver neigeant dehors sur cette veille.

Et je revois des paysages familiers,
La campagne en sommeil sous la nuit du feuillage
Et la mer bleue au large et le petit village
Où le soleil murmure entre les peupliers.

Tout cela reste au cœur de ces roses flétries
Comme un ancien parfum qui ne veut pas finir
Et porte vers mon âme, avec ton souvenir,
L’odeur d’un soir qui meurt sous le vent des prairies.

Matin d’innocence (Le Beffroi – juillet 1903)

L’heure est douce aux parfums des tilleuls et du foin,
Et le baiser de l’Aube oppresse les feuillages.
Des angelus de paix bénissent les villages :
La Prière à l’Amour répond, de loin en loin.

La beauté du ciel bleu tressaille au cœur des choses
Dans les longs frissons verts harmonieux des bois,
Et du rêve, on dirait, s’effeuille entre les doigts
Invisibles d’un ange à genoux dans les roses.

Il coule une ferveur d’eau vive et d’oraisons
Vers le sanglot mourant des sources du silence
Et l’âme, épanouie en pureté, s’élance
Comme un lys dépliant sa grâce aux horizons.

La vendangeuse (Le Beffroi – septembre 1903)

Des senteurs dévalaient des coteaux et des monts,
Où les rouges figuiers et les vignes sommeillent
L’air tiède bruissait d’un vol fauve d’abeilles
Et des flûtes du vent au cœur des bois profonds.

Tu passas… Tes bras blancs portaient vers ta maison
Des grappes de soleil dans l’osier des corbeilles
Des fruits mûrs de rosier pendaient à tes oreilles
Et tes pieds prosternaient les fleurs et le gazon.

Ta me souris, du fond de ton âme ingénue
Je suivis ton chemin, vendangeuse inconnue,
Ta couronne de pampre et tes longs cheveux d’or…

C’était l’arrière-été. Des colombes plaintives
Nichaient près de la source où tu mirais ton corps
Et roucoulaient d’amour aux bords ombreux des rives.

Le soir qui meurt (Le Beffroi – décembre 1903)

Les doigts légers du soir ont effeuillé des roses
Là-bas; et ses grands yeux, comme un fleuve profond,
Reflètent tout le ciel ineffable où se fond
Le souffle de la vie extatique des choses.

Le soir frissonne et semble une harpe d’amour
Qui dirait la langueur d’une ancienne caresse ;
Le soir est débordant de rêve et de tendresse,
Comme un ramier des bois devant la fin du jour.

Le soir païen est pur comme une âme en prières,
Le soir est pâle et beau comme un enfant qui meurt
Et qui, penchant un peu la tête sur son cœur,
Étend ses faibles bras et ferme ses paupières.

Et la Nuit à genoux recueille cet adieu ;
Quand les cierges pieux des étoiles s’allument,
Elle enroule au rouet le chanvre fin des brumes
Et file, de ses mains d’aïeule, un linceul bleu.