Un chef-d’oeuvre de Jordaens perdu

« L’adoration des mages » s’encadrait avant la guerre, au retable du maître-autel de l’église Saint-Nicolas, à Dixmude. Les recherches effectuées en Allemagne n’ont signalé nulle part la trace de cet ouvrage magistral. Une enquête minutieuse menée depuis l’armistice paraît bien aboutir à la conclusion que cette toile a péri dans les décombres de l’Institut des frères…


« L’adoration des mages » s’encadrait avant la guerre, au retable du maître-autel de l’église Saint-Nicolas, à Dixmude.

Les recherches effectuées en Allemagne n’ont signalé nulle part la trace de cet ouvrage magistral. Une enquête minutieuse menée depuis l’armistice paraît bien aboutir à la conclusion que cette toile a péri dans les décombres de l’Institut des frères de la Charité.

Une toile justement célèbre, parce qu’elle était signée d’un des grands noms de la peinture flamande et que l’artiste avait mis dans son sujet religieux toute sa fougue profane, l’Adoration des mages, par Jordaens, s’en est allé, avant la guerre, au retable du maître-autel de l’église Saint-Nicolas, à Dixmude. Il faut renoncer à l’espoir qu’un heureux hasard ait conservé ce chef-d’œuvre à l’admiration et à la vénération des siècles futurs comme des siècles passés.

Les recherches effectuées en Allemagne par la commission chargée de récupérer les objets d’art des collections publiques ou privées enlevés par l’ennemi pendant l’occupation de la Belgique et du nord de la France n’ont signalé nulle part trace de cet ouvrage magistral. Par contre, l’enquête minutieuse menée depuis l’armistice pour le retrouver paraît bien aboutir à la conclusion que cette scène unique, due au pinceau du truculent artiste anversois, a subi le sort du miraculeux Jubé de Jean Bertet et a péri dans le désastre sans nom de la petite ville de Veurne-Ambacht, anéantie sous la mitraille germanique.

L’Adoration des mages datait de 1642. Elle avait été exécutée à la demande de la fabrique de Saint-Nicolas et avait été achetée, l’année même où le sculpteur Jacques de Coex, un Gantois, achevait de construire le maître-autel en marbre que le tableau devait orner et compléter.

Les registres des dépenses de la paroisse mentionnaient l’acquisition en ces termes, sous l’année 1643 : « Payé à Tobie Rycquaerts, peintre, pour le compte de Jordaens, peintre à Anvers, pour livraison du tableau du maître-autel, 1.800 livres parisis. » Ce qui équivalait à environ 1.600 francs de notre monnaie.

D’autre part, un artisan local, Wabram Galle, fournisseur « du cadre et des panneaux durs », avait reçu 36 livres parisis. Au lendemain de la conquête d’une partie des Pays-Bas par les armées de la Révolution, en 1794, le chef-d’œuvre de Jordaens avait été repéré par les commissaires de la République soucieux d’accroître, à peu de frais, les richesses des musées français. Un procès-verbal conservé aux Archives nationales constate la mainmise du vainqueur sur l’Adoration des mages :

Liberté — Égalité.

L’An II de la République française, le 30 fructidor, mol. Pierre-Jacques Tinet, membre de l’agence pour le commerce et l’approvisionnement, fondée par arrêt du comité de Salut public, du 24 floréal, me suis rendu à Dixmude, pour y faire descendre le tableau suivant : dans l’église paroissiale un tableau par Jordaens, représentant l’Adoration des mages, mesurant 11 pieds de hauteur et 8 pieds de largeur. Ce tableau a été transporté en présence du citoyen Jansenne, officier municipal de la ville de Dixmude, qui a signé avec moi, an et jour comme ci-dessus.

Sous Bonaparte et en 1816

Quelques années plus tard, Bonaparte, alors premier consul, en tournée dans le pays annexé à la France, passa par Dixmude. Il fut naturellement reçu avec des honneurs marqués et par les autorités civiles et par les autorités religieuses de ceans. Tandis que le curé Desmasières achevait son discours de bienvenue, le vieux carillon de la collégiale se mit à chanter allègrement l’air populaire des tours de kermesse et de jubilation :

  • Où peut-on être mieux
  • Que dans la cuisine de sa mère ?
  • Buvons, trinquons
  • Et donnons-nous tout à la joie

Ce qu’entendant, Bonaparte en prit prétexte pour féliciter le corps échevinal d’avoir réussi à soustraire les cloches aux réquisitions militaires. Le brave prêtre ne perdit pas son esprit d’à-propos et répliqua : « Il est vrai, citoyen, mais nous avons eu moins de chance avec une œuvre d’art dont tous les Dixmudois étaient fiers : l’Adoration des mages, par Jordaens. » Et l’ecclésiastique sollicita, en termes adroits, l’intervention du premier consul pour le retour à la ville du tableau dont on l’avait dépossédée.

Napoléon fit prendre, séance tenante, par son secrétaire, N.-B. Maret, bonne note de la requête impromptue. Et bourgmestre et curé se félicitèrent de la tournure des événements et attendirent. Un beau jour arriva de Paris, à l’hôtel de ville, une caisse imposante. Le Jordaens! Au déballage, cependant, amère déception. Au lieu de l’Adoration des mages on avait simplement expédié une toile d’à peu près mêmes dimensions et qui était loin d’être sans mérite : l’Exaltation de la croix, par Jouvenet. Faute de mieux, les Dixmudois comblèrent avec ce remplaçant indésiré le vide au-dessus du maître-autel et continuèrent de réclamer leur bien. Ils réclamèrent longtemps, tenacement. Enfin, en 1816, devant l’insistance du gouvernement hollandais et conformément aux traités, les conservateurs du Louvre se dessaisirent du Jordaens. Il y eut fête, à Dixmude, le 16 mars de cette année-là, quand, cédant à l’Adoration des mages sa place usurpée, l’Exaltation de la croix fut suspendue dans la nef droite de l’église. Le tableau y demeura près d’un siècle.

Pendant la Grande Guerre

Survint la guerre de 1914. Et brusquement, malgré les assurances contraires de l’état-major belge, une pluie de fer et de feu s’abattit sur la calme ville flamande, qui continuait, confiante, son rêve de vie provinciale au bord de ses canaux dolents.

Dès le premières heures du bombardement, M. le doyen Moulaert s’inquiéta des trésors que renfermait son église, et en particulier du Jordaens. Il proposa de rouler la toile et de la déposer dans une conduite de gaz qu’on refermerait et qu’on cacherait. Des gens bien intentionnés estimèrent ces craintes et ces précautions exagérées et on renvoya le curé à son presbytère non sans le traiter de fâcheux et de pessimiste. Toutefois, comme le doyen insistait et que les obus menaçaient surtout l’église, point culminant, le tableau fut décroché et porté en un endroit de la ville moins exposé au canon : l’institution Saint-Ignace. des frères de la Charité. Il semble que ceux-ci, insuffisamment avertis du précieux dépôt qui leur était confié, ne prirent pas aussitôt toutes les mesures de sécurité requises en pareille circonstance. Ils installèrent le Jordaens en place d’honneur dans la salle des fêtes de leur établissement. Ils l’y laissèrent lorsque, vers le 25 octobre, fuyant la mort et la ville en flammes, ils durent se préoccuper d’abord de sauver les enfants du juvénat commis à leur garde. On sait, en outre, dans quelles conditions tragiques, à son tour, après plusieurs journées de bombardement passées au fond d’une cave, l’abbé Moulaert, avec les religieuses de Saint-Nicolas, les vieillards des hospices et du béguinage, fut évacué de nuit sur l’autre rive de l’Yser. Si le prêtre songea à son cher tableau en ce moment pathétique, il n’était plus question de l’aller prendre.

Pendant ce temps, un groupe de lignards belges qui, de compagnie avec les fusiliers marins, défendaient Dixmude, était cantonné dans l’alumnat des frères. Il ne se trouva personne, ni parmi les fantassins ni parmi leurs officiers, pouvant se rendre compte de la valeur inestimable du tableau qui présidait à leur dortoir. Même, un « gros noir » ayant éventré la muraille le 29 octobre, un des soldats qui étaient là logés a raconté comment « une grande image peinte » avait été déposée comme paravent contre la brèche par où soufflait le vent et pénétrait la pluie.

Pour sauver « le paravent d’occasion »

Quand ces nouvelles, incidemment, parvinrent à la connaissance de M. de Groote, ancien député de Dixmude, qui avait, malgré son âge, repris du service dans l’armée de son pays, on était déjà en novembre. M. de Groote, persuadé que ce « paravent d’occasion » n’était autre que le Jordaens, fit tout le possible pour sauver le tableau fameux. Il proposa d’entrer dans la ville bombardée sur une auto-mitrailleuse dont le commandant voulait bien l’accompagner dans la périlleuse mission. L’autorisation fut refusée par l’autorité supérieure. On objecta que les risques à courir étaient trop grands pour un résultat fort aléatoire. Soldat, M. de Groote ne put que s’incliner devant un refus catégorique, mais d’autant plus incompréhensible que les Sénégalais tenaient encore en ce moment les abords de la minoterie et du Haut-Pont, proches du pensionnat Saint-Ignace.

Une inflexible consigne a donc vraisemblablement causé la perte de l’Adoration des mages. Car, à la mi-novembre 1914, il ne restait de l’institut des frères de la Charité, aussi bien que des divers édifices de Dixmude, qu’un amas de décombres.

Telle est la navrante conclusion à laquelle vient d’aboutir la longue enquête menée avec passion et méthode par mon ami Ernest Hosten, secrétaire du corps échevinal de Dixmude, et qui a été jusqu’à la guerre l’érudit archiviste et le conservateur des richesses artistiques de la ville détruite.

Léon BOCQUET. L’Excelsior du 24 avril 1922 – Retronews.fr