Poésies
Les poètes de la Flandre française et l’Espagne
Les poètes de la…
La lumière d’Hellas
« La Lumière d’Hellas » est…
Ciguës
M. Léon Bocquet est…
Evocations de Flandre
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Les branches lourdes
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Crucifixions
Les cygnes noirs
Les Cygnes noirs, par…
Flandre
La majesté des villes…
La Nuit fraîche, la Nuit calme et douce est revenue
Avec ses longs cheveux épars au firmament,
Ses cheveux de mystère et d’ombre où s’atténue
L’éclat de ses grands yeux remplis d’enchantement
Des astres sous ses pas éclosent lentement,
Le ciel bleu se fleurit de roses inconnues :
Leur douceur tombe et sur l’amante et sur l’amant
Qui, les doigts enlacés, vont par les avenues.
La viole des bois soupire des tendresses,
Des baisers chantent sous les fleurs de l’oranger
Et se mêlent dans l’infini de leurs caresses…
La Nuit fraîche, la Nuit calme et douce est venue,
Fondant les cœurs de joie ; et, dans les avenues,
Sonne l’heure d’amour comme un grelot léger.
La mer chante, là-bas, sur la harpe des flots,
La mer chante dans l’ombre ainsi qu’une Sirène ;
Sa chanson se fait douce et trompeuse, qui traîne :
La mer chante, et mon cœur se remplit de sanglots.
La mer chante charmeuse au milieu du silence
Son poème d’amour sombre et de volupté
Et célèbre en la nuit sa belle nudité ;
La mer chante, superbe, elle ondule et balance.
La mer chante l’espoir, le grand rêve, l’oubli ;
Elle frissonne toute et s’approche et caresse,
Pour enlacer l’amant aux rêts de sa tendresse,
Elle exalte sans fin la douceur de son lit.
La mer chante toujours, chante comme une femme,
Elle attire, promet des bonheurs ignorés ;
La mer captive l’homme et, degrés par degrés,
L’ enveloppe et le tient sous son baiser infâme.
La mer chante à jamais… La Goule sans remords
Chante afin d’étouffer l’appel du dernier râle,
Elle chante ; sa voix est triste et sépulcrale…
— La mer chante, et mon cœur a l’effroi de la mort.
Mon rêve a regardé le très dolent cortège
Des pauvres sans espoir passer avec lenteur ;
J’ai songé, tout ce soir, que j’étais Rédempteur
Et que j’aimais d’amour la foule sacrilège.
Vers elle j’inclinais mon front libérateur
Et j’étais l’Attendu qui bénit et protège ;
La douleur se prenait au divin sortilège
Et tous venaient, venaient à moi consolateur :
Les délaissés, les gueux, les déçus de la vie,
Les pèlerins lassés de la route suivie.
En traînant après moi cet exode sanglant,
Je gravissais, chargé de la croix, mon calvaire ;
Des baumes s’écoulaient de la plaie à mon flanc.
Puis, je mourais sur la plus haute des collines,
J’étais Christ ; et mes bras immensément ouverts
Attiraient vers mon cœur les âmes orphelines.
J’ai rêvé que j’étais la Sainte Eucharistie,
Le corps divin reclus dans la douce prison,
Sur l’autel entouré de rares floraisons
Où je cachais aux yeux ma gloire anéantie.
Et le prêtre parfois, courbé par l’oraison,
Me portait, sur la pâle où la gemme est sertie,
Reposer dans le cœur des vierges, en hostie :
Agneau blanc, j’y paissais la fraîcheur des gazons.
J’ai rêvé que j’étais le Dieu des tabernacles
Exposé triomphal au dais d’un reposoir
Où les enfants semaient des roses de miracle
Puis, quand venait le grand recueillement des soirs,
Des femmes m’adressaient d’incessantes suppliques
Et devant moi montait l’âme des encensoirs
Au silence éternel des sombres basiliques.
Le Fleuve d’Autrefois pleure sa décadence :
Il se souvient du bruit murmurant de ses flots,
Il se souvient d’avoir porté des matelots
Et tressailli du choc des rames en cadence.
Il se souvient d’avoir entendu ses îlots
Tout sonores des chants de fête et de la danse,
Il se souvient d’avoir, violent la nuit dense,
Illuminé son cours de l’éclat des falots.
Triomphal, il traînait des galères sans nombre,
Et fort, de lourds chalands qui creusaient son eau sombre ;
Des rumeurs l’emplissaient les soirs et les matins.
C’était aux temps jadis des royales Espagnes,
Fier, il fuyait alors, mirant villes, campagnes,
Chargé de galions, vers les pays lointains.
Les cités de ses bords croulèrent en ruines,
Et, sur ces monceaux gris de pierres, les bruines
Pleuvent du ciel splendide où riait le soleil.
Puis, le sable a gagné lentement l’estuaire
Et le Fleuve a senti, léthargique sommeil,
Descendre aux alentours un calme mortuaire.
La broussaille bientôt envahit ses circuits,
Plus haute, plus vorace aux fins de chaque automne.
Désormais, sous le vent, l’eau stagne, et lui s’étonne
D’être captif aux murs de ses vieux ponts détruits.
Et loin de l’Océan qu’il aime, loin des bruits,
Stérile, dans un coin de plaine monotone
Où maintenant la mer des épis mûrs moutonne,
Il meurt, humilié, comme un cœur plein d’ennuis.
Mais songeant au passé glorieux, à l’enfance,
Hanté de souvenirs, depuis des ans, depuis
Des siècles, ce vaincu du sort, rempli d’ennuis,
Le Fleuve d’Autrefois pleure sa décadence.
Le clair de lune est doux sur la Ville qui dort ;
Il est doux comme un son lointain de mandoline.
Le clair de lune est doux dans le ciel qui s’incline,
Le clair de lune est doux parmi les astres d’or.
Le clair de lune est doux comme un léger murmure,
Comme un chant d’Angelus au-dessus des hameaux,
Comme un froissis de feuille à travers les rameaux,
Comme un tiède parfum de clématite mûre.
Pour mon cœur douloureux, fatigué de souffrir,
Le clair de lune est doux comme un baiser de femme ;
Le clair de lune est bon comme la paix de l’âme,
Et l’effroi de la Vie achève de mourir.
Le clair de lune est doux d’une douceur immense,
Le clair de lune est frais sur mon front soucieux ;
Voici descendre en moi tout l’infini des cieux :
C’est une aube de calme et d’amour qui commence.
Le clair de lune est bienfaisant. — La Ville dort. —
La fatigue du jour qui sommeille aux paupières
S’oublie aux bleus rayons veloutant toits et pierres ;
Le clair de lune est doux comme une sainte mort.
Mon rêve a vu les Dieux et les gloires d’Athènes,
Et les blancs Parthénons et tous les temples saints ;
Les vents étésiens qui courbent les antennes,
Les cédrats de Naxos et leurs fruits de succin ;
Les myrtes, les lauriers abritant les fontaines,
Et l’eau vive qui fuit aux marbres des bassins,
Où viennent, se baignant, tant de Nymphes lointaines
Tendre aux regards cachés la nacre de leurs seins.
Et je croyais entendre au long des mers attiques
Soupirer les syrinx et les flûtes antiques
Vers les jardins d’azur où fleurit l’Archipel ;
Et, dans les airs, troublant l’ombre des nuits sereines,
De l’amour et des flots voluptueux appel,
Frémir la harpe d’or et la voix des Sirènes.
Sélène, l’immortelle et blonde souveraine,
Drapée en son manteau négligemment jeté,
Passe avec nonchaloir, passe avec majesté,
Souriante et charmeuse où son rêve l’entraîne.
Un long frou-frou de soie aux lenteurs de sa traîne,
Elle suit doucement le sentier argenté,
Du profond jardin bleu des claires nuits d’été,
Marquant de ses pieds nus les paillons de l’arène.
Le vent fait frissonner les boucles de sa tresse ;
On devine ses seins soulevés de tendresse,
Où va-t-elle, ce soir, l’indolente en chantant ?
Du bonheur dans les yeux, belle comme une fée,
Elle s’en va, la robe à demi dégrafée,
Sous l’ombrage où, là-bas, Endymion l’attend.
Oh ! je regarde, passant, ma stèle en marbre rose
Et que ton souvenir pieux s’incline vers
Ma tombe, où les lauriers croissent nombreux et verts
Par dessus l’olichryse et la divine rose.
Les yeux clos à jamais au riant univers,
Sur l’or de ses cheveux, dans une apothéose,
Une vierge d’Hellas solitaire y repose,
Qui chanta la beauté, tressant le vers au vers.
N’immole pas d’agneau, mais sur la fraîche mousse,
Une libation de lait me sera douce ;
Puis ignore mon nom et plains-moi seulement.
Dans les pâles gazons étoilés d’asphodèles,
Loin du baiser d’amour, je passe lentement,
Je passe, ombre impalpable, avec un long bruit d’ailes.
Tu redeviens pour moi la frêle nonne grise,
Avec ton grave port, ton air de bonne sœur,
Et tes lèvres d’apaisement et de douceur
Qui savent la prière au murmure de brise.
Joignant tes blanches mains, et d’une âme qui meurt
Au seul geste d’amour que le Ciel autorise,
Tu passes, en fermant sur la Vie incomprise
Tes yeux angélisés du rêve de ton cœur.
Immortellement pure, ô la religieuse,
Tu t’en vas, vierge austère et très silencieuse,
Enveloppée en ta cornette de brouillards.
Et les saules-pleureurs, inclinés, s’agenouillent :
Tu longes les marais fleuris de nénuphars
Où les saintes candeurs de tes pieds nus se mouillent.
Las du vieux soleil mort aux brumes des halos,
Du ciel brumeux de Flandre avec la chanson claire
Des carillons anciens agitant leurs grelots,
Et las des mêmes soirs qu’un même songe éclaire,
Tu quittas les taillis du jardin séculaire
Où les jets d’eau pleuraient leurs éternels sanglots ;
Ton âme, démarrant une antique galère,
Pour savoir l’inconnu cingla vers d’autres flots.
Tu fus longtemps bercé sur l’Océan des rêves
Et tu vis défiler des îles et des grèves,
Des continents féconds, d’arides Saharas.
Puis tu vins atterrir au pays des Luxures :
Des Sirènes d’amour t’ont pris entre leurs bras,
Mais le sang de ton cœur coule par tes blessures.
Voici la coupe d’or de l’ouvrier divin :
Elle garde un parfum puissant de grappes mûres,
La bonne et forte odeur du pampre et des ramures,
Un reflet de soleil dans la pourpre du vin.
L’ Art n’y cisela point les rois ni les armures,
Ni les dieux de l’Olympe et leur cortège vain,
Mais l’Aède immortel, le Sage et le Devin
Qui rêvent près des flots aux sonores murmures.
La vie antique y joue en effeuillant ses fleurs
Et les éphèbes blonds aux languides pâleurs
Caressent de leurs doigts les flûtes alternées.
Le ciel bleu s’y déroule en calmes horizons
Et les vierges, nouant des danses d’hyménées,
Foulent de leurs pieds blancs la douceur des gazons.
À la mémoire d’Albert Samain
L’ ombre de l’Au-delà, solennelle, est venue
Et lente sa tristesse a monté dans tes yeux ;
Le silence profond de la nuit inconnue
Emplit d’un lourd sommeil ton cœur mystérieux.
Et la Mort enlaceuse entre ses bras nocturnes
A doucement bercé ton rêve d’infini ;
Ton front vers son baiser, comme penchant les urnes,
S’est incliné suprême et grave… Tout finit.
Vers les jardins épanouis dans la vallée,
Pleins de lune songeuse aux fleurs de pourpre et d’or,
Ivre de leur splendeur ton âme est en allée,
Frêle comme un soupir de sainte qui s’endort.
Ta bonne voix d’amour s’est tue en la rafale
Qui passait emportant des noms à l’avenir,
Ta voix qui nous chantait la chanson triomphale
S’est tue ; elle vit seule en notre souvenir.
La Destinée, étreinte à demi, se recule,
Croisant d’un chaste orgueil sa robe de clarté.
À son adieu, voici l’immense crépuscule
Qui gagne envahissant ton œuvre de beauté.
Et veuve de l’espoir des antiques prières,
Notre âme vaine et lasse en l’effroi des sanglots,
Dans le brouillard fatal qui ferme tes paupières,
S’ effare du néant devant tes doux yeux clos.
Octobre a secoué les jaunes frondaisons
Et les feuilles des bois meurent pâles et belles.
Au bord du fleuve brun où penchaient les ombelles
Le vieux troupeau d’hiver a tordu les gazons.
Et, grelottants déjà sous leur maigre toison,
Des agneaux, des brebis, en lente ribambelle,
Parmi l’ombre du soir sur la grand’route bêlent
Vers le vent triste et froid qui corne à l’horizon.
Des corbeaux noirs élargissent un envol sombre
Vers les vagues lointains cendrés de brume et d’ombre,
Au dessus du repos d’un hameau qui s’endort.
Et, debout, tourmenté par un souffle colère,
De la plaine rêveuse un pâtre cherche encore
Au fond du ciel obscur l’or d’une étoile claire.
La neige doucement tombe ; la neige tombe,
D’une chute sans fin tombe du firmament ;
Dans l’air moite un jardin s’efflore lentement,
Doux comme le frôlis d’une aile de colombe.
La neige doucement tombe à travers la nuit,
Sur la ville et la plaine et glisse entre les branches ;
Ainsi qu’une jonchée immense de fleurs blanches,
Elle tombe suprême endormeuse de bruit.
La neige tombe au long des longues avenues
Où le pas du passant se fait lointain et meurt ;
La neige tombe enveloppante à la rumeur,
Avec une fraîcheur de roses inconnues.
La neige tombe, comme au front une pâleur,
Comme un soir de tristesse au plus profond des âmes,
Où des baisers d’adieu sur les lèvres des femmes,
Et comme la pitié tombe sur la douleur.
La neige immaculée au rêve d’indolence
Tombe, tombe en légers flocons vers les roseaux ;
Comme un effeuillement d’étoiles dans les eaux
La neige tombe au gouffre infini du silence.
source : Gallica.bnf.fr – BNF
Les bois touffus sont beaux et belles les forêts
Avec cette chanson des feuilles bruissantes,
Ces rêves de lumière endormis sur les sentes,
Sous le babillement léger des nids discrets.
Parmi leur ombre éparse, ô Flandre, tu parais
La terre vierge, un sol d’où les hommes s’absentent,
Tout plein du frisson vert des sources innocentes
Qui filtrent doucement au creux des ravins frais.
Autour des chênes bruns des sauges sont fleuries,
Et la rosée y met, comme dans les prairies,
Le givre de l’aurore aux herbes de matin.
Des ramiers bleus et blancs becquètent les cenelles,
Et, vers l’azur vieilli du ciel, gronde, lointain,
L’orgue mystérieux des branches éternelles.
La froide nuit d’hiver qui rayonne, la nuit
Sculpte sur les carreaux les fougères du givre ;
L’heure est triste, mon corps las de l’effort de vivre :
Jusqu’au fond de mon âme, au loin, sonne minuit.
Mon front s’appesantit de souffrance et d’ennui :
Les rideaux sont de pourpre et blessent mes yeux ivres,
Près de ma tête, autour des feuillets blancs du livre,
Le long vol rouge et noir des fièvres se poursuit.
Il semble que le sol tourne, pris de vertige ;
La lampe lentement chavire, comme au vent,
Une tulipe d’or qui tremble sur sa tige.
Et des roses de feu tombent infiniment,
Et j’étouffe, j’ai mal, car — fatigue ou démence —
Ces roses sur mon cœur brûlent dans le silence.
L’étang clair se remplit du ciel des soirs d’été ;
Des étoiles en fleur éclosent une à une,
Et, nénuphar dans les roseaux, tremble la lune
Sur des miroirs d’azur profond et de clarté,
Nénuphar d’or, dans les roseaux, tremble la lune.
Prends garde aux muguets blancs tissant leurs carillons,
Viens, et glisse sans bruit dans l’herbe auprès des ormes ;
De petits Ondins bleus au cœur des roses dorment,
Nous irons les saisir comme des papillons,
Par les ailes. Le vent les berce à peine, ils dorment.
Ils dorment doucement les Esprits inconnus ;
Leur peau légère fait s’incliner les frêles tiges,
D’invisibles odeurs alentour d’eux voltigent
Et viennent parfumer la chair de leurs bras nus ;
Des odeurs de lilas invisibles voltigent…
Laissons-les sommeiller sur la rive, longtemps,
Au murmure ténu de cette brise brève
Qui frissonne aux rameaux des bois où la nuit rêve,
Vois : le feuillage d’ombre à leurs yeux, par instant,
Se penche en un baiser d’amour… Et la nuit rêve.
à Francis Jammes.
Oh ! le jardin, le beau jardin ! oh ! le voilà !
Il s’ouvre encore tout grand devant moi… — Il m’accueille
Avec ses doux parfums, ses roses, ses lilas.
Il fleurit dans mon souvenir… Voici la cueille
Des fraises, de l’avril, de l’automne aux fruits mûrs,
Des pêches de velours bruni le long des murs,
Des raisins blonds, des raisins bleus parmi les feuilles,
Voici les rameaux d’ombre où filtre un peu de ciel,
La source lente et l’eau qui s’écoule et s’égoutte,
Et la fraîcheur silencieuse où l’on écoute
L’essaim d’abeilles d’or qui chante un chant de miel.
La ronce grimpe sur les haies
Qui clôturent, là-bas, d’épines et de baies
Les légumes du potager
Et les groseilles du verger.
Au loin s’étend la plaine, et les champs infinis,
Avec des femmes à genoux dans les linières ;
Des sentiers blancs, des ruisselets et des lisières
De saules, inclinés vers l’eau, remplis de nids.
Parfois sur l’horizon s’élève un vol de grives
Qui viennent becqueter les bouquets de sorbiers
Les grappes des acacias et les lauriers …
L’air vient s’embaumer et passe, et, par bouffée, arrive
La pénétrante odeur des sapins et des buis….
Une poule picore aux semis. Le coq chante….
D’une branche un oiseau descend, un autre suit….
Et la vieille servante
Très souffreteuse, et qui toussote, un peu malade,
Avance à petits pas pour sarcler les salades….
Sur le gazon
Le chat dort au soleil,
Le chat dort d’un profond et bienheureux sommeil ;
Mais le chien rôde sur la sente,
Aboie et court et fait des bonds
Et se roule dans l’herbe abondante.
Frôlé par sa joie en délire,
Le chat s’éveille et longuement s’étire
Et bâille vers l’azur,
Les deux pattes sur les hauts dahlias et sur
Les tiges
Des roses trémières,
Où frémissent et voltigent
Les papillons de pourpre et d’or, dans la lumière
Et la maison, la petite maison
Avec son toit fleuri de joubarbe et de mousse,
Et son humble perron
Où l’herbe folle pousse,
La petite maison regarde avec bonheur.
Alentour d’elle, elle a de la glycine en fleur,
Et des géraniums roses à la croisée
Où roucoule une tourterelle apprivoisée,
Une lucarne étroite entre les rameaux verts
Des vignes et des lierres….
Je revois tout cela qui rit dans la lumière,
Il me semble soudain que je n’ai pas souffert….
La grille grince, la grille s’ouvre,
Quelqu’un dans le jardin entre qui se découvre ;
Vous accourez en souriant
Aux visiteurs, aux mendiants
Qui vont et viennent.
Et quel bonjour joyeux !… Et vous tendez la main,
Et vous dites à ceux qui partent : à demain !
Que cette vie est douce, douce et quotidienne !…
Je revois le jardin d’enfance, si lointain,
Avec ses mille riens, familiers et ses feuilles,
Il est bleu dans le soir, rose dans le matin,
Il semble m’appeler et j’arrive : il m’accueille.
Je revois la maison, les vignes et les lierres
Qui me sourient dans la lumière,
La petite lucarne entre les rameaux verts :
Le jardin, la maison paisible et bonne, et puis
La bêche claire et l’arrosoir auprès du puits.
Je revis ; on dirait que je n’ai pas souffert…
Entends ! Un rossignol ruisselle goutte à goutte,
Ivre de solitude et de la paix des bois ;
Là-bas, sous les frissons sanglotés de sa voix,
L’ombre vibre et du chant d’amour tressaille toute.
Délice !… Enivrement mystérieux des fleurs !
Le crépuscule est tendre avec ses mains de femme :
Des ruisseaux de fraîcheur coulent jusqu’à nos âmes
Et mettent le baiser de l’onde au bord du cœur.
La lune dans l’azur verse une coupe pleine
De lumière ; on voudrait recueillir à genoux
Le bleu profond du soir divin tombant sur nous,
Enlacer le Sommeil qui descend dans la plaine.
Dans l’infini de l’heure un peu d’éternité
Flotte et tremble ; parmi l’odorante ramure
Où des brises de rêve ineffable murmurent,
Le calme lentement clôt les yeux de l’Été.
L’oiseau se tait… Un vent de douceur se balance,
Et la Nuit qui se penche aux balcons d’or du ciel
Entr’ouvre de ses doigts d’être immatériel
La porte triomphale et vaste du silence. ,
Dans un vase voici les bleus chardons des grèves ;
Des algues, des ajoncs et des galets sont là ;
Et, tandis que le soir porteur de tous les rêves
Pénètre dans mon cœur, j’évoque la villa.
Elle est étroite et simple avec son toit d’ardoises,
Mais, toujours pleinement ouverte pour l’accueil,
Sa porte, où les rinceaux de chêne s’entrecroisent,
Invite à respirer le bonheur sur le seuil…
L’air frais des horizons passe ; le crépuscule
Semble s’agenouiller sous les bras d’une Croix,
Vers la falaise où tout s’indécise, où circule
Un vol de grands oiseaux poussés par le vent froid.
La nuit lente s’avance aux estuaires d’ombre
Et, perdu sur la côte aride, loin du port,
Au large du sommeil l’humble village sombre
Comme un vaisseau descend aux ondes de la mort.
Un bruit confus s’élève et fait, de roche en roche,
Le murmure infini des forêts de rameaux ;
Le bruit monte ; la mer, la mer immense est proche
Et verse aux sables roux l’âpre des lourdes eaux.
Et parmi la guirlande innombrable d’écume,
Dans les rubans des flots roulés et déroulés,
Un point d’or de lanterne ou d’étoile s’allume,
Sautille et meurt, là-bas, derrière les chalets.
Tout dort… Et les pêcheurs sont partis. Et c’est l’heure,
C’est l’heure des recueillements mystérieux :
Un peu d’éternité tombe qui nous effleure
De la mansuétude ineffable des cieux.
Instants divins d’extase et de songe ! ô caresse
Berceuse de douleur du flux et du reflux !
La mer m’enchante encor de sa voix de tendresse,
Comme un dernier écho du moment qui n’est plus.
Et du silence obscur de la ville endormie,
Des fleurs entre les doigts, l’Amour semble venir
Qui sourit hier aux yeux bleus de l’Amie,
Sur mon âme effeuiller les lys du souvenir ,
Le vent murmure à peine aux rives de roseaux
Et garde une douceur plaintive d’élégie :
Vers la brume qui plane encor, le bruit des eaux
Fait couler son frisson de lumière élargie.
Là-bas, le paysage au charme un peu souffrant
Semble mourir dans l’air tranquille et transparent…
L’aube a mis sur tes pieds des lèvres de rosée,
Sur ton front sa pâleur suave s’est posée,
Avec cette fraîcheur humide qui descend
Des feuilles d’or du tendre automne languissant.
Et, lasse à mon côté, tu parais endormie
Ou perdue en un rêve immense, ô mon amie.
Mais, tout à coup, ton cœur sort de ce long sommeil,
Souriant, ton amour se dresse : le soleil
Sur le pré mauve et bleu caresse les colchiques,
Et tes yeux prière et tes mains angéliques
Se tendent en extase à l’horizon où luit
La blancheur du matin doré comme un beau fruit. ,
Tu n’as plus rien, plus rien au cœur que la souffrance,
Tes impuissantes mains invoquent l’Espérance.
Notre-Dame des fous, des tristes, des meurtris,
Notre-Dame, là-bas, reste sourde à tes cris.
Celle que tu pris, hautaine, elle est passée !
Voici que du silence autour de ta pensée
Monte comme de l’ombre au fond d’une forêt
Et l’écho de ta voix s’est tu qui soupirait ;
Tout ce qui fut hier semble dans ta mémoire
Un reflet de couchant qui s’éteint dans l’eau noire…
Laisse ton vieil orgueil de poète et d’amant,
Fais chaque jour la tâche ingrate simplement.
Et puis, le soir venu, à l’heure où l’amour mène
Les âmes de rêve et de tendresse au seuil
De l’éternel jardin de baisers et d’accueil,
Ouvre large ton âme à la détresse humaine,
Souris à qui voudrait l’aumône du bonheur ;
Ton âme est assez vaste à contenir la terre,
Reçois le visiteur muet et solitaire,
Beau de la majesté sainte de la douleur,
S’il vient… Que ta pitié d’un geste charitable
Appelle, comme on fait des pauvres à sa table,
Tous ceux pour qui la vie est rude et donne leur
L’infini de bonté dont déborde ton cœur. ,
La Revue politique et littéraire – Retronews.fr
Ce soir d’octobre grave et de renoncement,
Avec son crépuscule opaque et monotone,
Prolonge en nous l’angoisse étrange de l’automne
Où la vie et l’amour sanglotent doucement.
Dans la chambre sans lampe où des ombres balancent,
Taciturnes, et l’un à l’autre indifférents,
Nous songions et les mots ne sont pas assez grands
Pour dire la douleur qui exprime nos silences.
J’ai cependant penché mon front auprès du tien
Qui s’appuie au fauteuil ainsi qu’une fleur pâle,
J’ai caressé tes yeux d’une main machinale :
Ton cœur est sans désir et ne souhaite rien.
Une même tristesse indécise nous glace
Et, jusqu’au fond de l’eau brumeuse d’un miroir,
Le groupe morne et las de notre désespoir
Descend comme un soleil qui meurt et qui s’efface.
Nos âmes, on dirait, craignent un abandon
Et chaque heure qui sonne est lente et solennelle.
Oh ! quel symbole obscur cette nuit porte en elle !
Des pleurs mouillent le bord de nos cils. Pourquoi donc ?
Notre tendresse, hier, n’était qu’un doux mensonge ;
L’étreinte est dénouée. Est-ce son souvenir
Qui trouble ainsi l’amour muet qui va finir,
Notre amour « éternel » qui dura moins qu’un songe ?
Le hâvre, empli de soir, échancre l’Océan
Et vers l’ombre sans fin de l’estuaire immense
Les astres qu’on dirait tombés du ciel lointain
Roulent de l’horizon aux vagues du silence.
Et les hommes du port, le menton dans la main,
Les coudes au rebord d’un mur en pierres sèches,
Pareils à des veilleurs qui guettent le lointain,
Attendent le départ et les prochaines pêches,
Ils consultent la nuit et se parlent tout bas.
Parfois du groupe obscur une ombre se détache
Et s’en va, conduisant sur le sable les pas.
Une lanterne épand une mouvante tache.
Un cri d’oiseau de mer, un appel qu’on entend,
Un gémissement perdu d’amarre ou de poulie
Sur leurs lèvres arrête une phrase, un instant,
Et leur entre dans l’âme une mélancolie.
Mais leurs yeux sans sommeil vrillent l’obscurité
Des heures, ils refont leur immuable songe,
Là-bas, telle une roue aux jantes de clarté,
Tournent les feux du cap ; chaque rayon s’allonge,
S’évase sur les eaux, ouvre le firmament,
Se rétrécit, décroît et meurt au bas du phare,
Recommence l’éclat et même mouvement
D’ailes d’un blanc courlis qui s’approche et s’effare…
Lorsque le giroiement lumineux s’est éteint,
Ces simples dont l’ardeur de vivre est obstinée,
Face à face avec l’infini, jusqu’au matin,
De leur âpre regard fixent la destinée.
Et loi, si la douleur courbe encore ton front,
Si ton orgueil fléchit que la lutte terrasse,
Ceux-là, dont le courage est droit, t’enseigneront
La robuste énergie et la force tenace.
Garde la volonté d’inutiles sanglots,
Accroche sur l’espoir ton cœur à la dérive.
Des étoiles, sans doute, ont sombré dans les flots,
Mais vois, d’autres lueurs montent. Et l’aube arrive.
Automne de la fièvre rouge et des fruits mûrs,
Belles heures de pourpre et d’or abandonnées,
Comme les longs sarments des vignes inclinées
Sur le chaume des toits ou la crête des murs ;
Saison du pampre jaune et des roses flétries,
Pleureuse de nos soirs d’adieux, courbée au seuil
Des maisons que l’on quitte et des jardins en deuil,
Où s’ouvre le colchique bleu des rêveries ;
Automne des vergers pesants et des cœurs lourds,
Automne des départs, des regrets et des ailes
Qui palpitent pour fuir avec les hirondelles,
Saison des nids déserts et déclin des amours ;
Ô jours où l’anémie appuie aux balustrades
Sa langueur, son souci grave et son souvenir,
Saison tiède à ceux-là qui regardent venir
La mort, silencieuse automne des malades ;
Ô tristesse indicible, indicible douceur,
Automne défaillante, Automne d’élégie,
Infiltre dans mon cœur toute la nostalgie
De l’horizon qui saigne et du soleil qui meurt,
Couche mon corps parmi la bruyère et les mousses
Et m’endors aux sanglots mineurs des violons
Du vent triste et des bois mouillés qui pourriront
Ma chair anéantie avec les feuilles rousses..
Le regard clignotant et las du vieil été
S’est clos dans le verger où s’égoutte la pluie,
Oh l’automne, des fruits entre ses doigts, appuie
L’insigne et lourd fardeau de sa maturité.
Quelque chose de doux alanguissant les roses,
Ainsi qu’un souvenir inexprimable sort
Des jardins caressés de tièdes rayons d’or
Et monte vers le ciel pensif des soirs moroses.
Et je songe au déclin douloureux de ce jour
Où, telle qu’au bois triste une feuille ravie,
L’heure et son eau fuyante entraîneront ma vie,
Légère d’être seule, hélas ! et sans amour.
Je songe que mon cœur avec son amertume,
Peut-être finira sans faste ni soleil
Et s’en ira dormir son éternel sommeil,
Après lui ne laissant même un parfum posthume.
Oh ! l’espoir de survivre et la foi qu’on lit bien
Lorsque la mort s’en vient, furtive et noctambule,
Sur les âmes poser ses mains de crépuscule !
Mais j’ai peur… S’il n’allait, cependant, rester rien !…
Ô mon Dieu, donnez-moi de faire œuvre durable,
Avec tous mes regrets, mes désirs et mes pleurs :
Un poème odorant comme un pommier en fleurs,
Aussi clair qu’une source et droit comme un érable.
Et que les pâles mains de l’immortel Ennui
Me tressent un laurier d’amertume et de gloire
Et couronnent le cippe obscur de ma mémoire
Des noirs rameaux cueillis aux cyprès de la nuit.
Ami, vous m’écrivez de Rome. Je vous vois
Avec votre manteau romantique, un peu las
À cause des parfums que le ciel pur exalte,
Errer dans les jardins du Prieuré de Malte,
Où plutôt, assis sur la pierre d’un bassin
Rectangulaire, orné d’iris et de jasmins,
Contempler dans l’eau bleue votre ombre renversée,
Et cet endroit charmant sied bien à vos pensées…
… Il y a dans vos yeux une mélancolie
Secrète. Vous songez, ce beau jour d’Italie,
À la dame qu’un jour ici vous amenâtes…
Je vous vois. Près de vous, dans la surface plate
De cette eau immobile, un nuage en passant
Met son ombre, et sur vous la pâle du soir descend.
Avec un soin jaloux vous guettez le feuillage
Autour de ces bassins, de ce rosier sauvage,
Afin de respirer en sa jeune fraîcheur
Et sa première rose et sa première odeur…
Puis, comme il se fait tard, vous quittez cet endroit
Sublime, et vous rentrez. — Dans le ciel vif et droit
Un pigeon passe avec un sonore bruit d’ailes,
Et vous levez les yeux. Sur la Ville Éternelle,
Un couchant glorieux répand ses mille flammes.
– Ah ! comme un tel instant s’épanouit bien l’âme ?
Je vous vois. Vous rentrez au Campidoglio.
Et le petit jardin de votre hôtel, en haut
De la terrasse, met dans le soir triomphant
Sa clématite blanche et ses citronniers pâles…
Comme je vous envie, ô voyageur ! Mon âme
Est restée en ces lieux qu’ensemble nous aimâmes.
Et votre lettre excite en moi un souvenir
Si vif et si précis qu’il fait presque souffrir.
– Adieu. Mon triste cœur est plein de nostalgie
Et mon regret vous nomme, ô soirs de l’Italie !
Un crépuscule encore qui passe, après tant d’autres.
Encore une tristesse au profond de mon cœur ;
Songe au destin qui mêle en ton champ, laboureur,
L’ivraie avec l’avoine et la nielle aux épeautres.
Un crépuscule encore qui tombe et puis qui meurt.
Un soleil qui s’éteint dans la mer et la brume ;
Songe à ta solitude et songe à ta douleur
Devant ce paysage où flotte une amertume.
Songe aux matins finis aussi beaux que les soirs,
Aux printemps plus légers que des propos frivoles,
A l’automne qui vient quand les oiseaux s’envolent,
Aux arbres sans verdure, aux âmes sans espoirs.
Songe au sol où pourrit l’or des feuilles tombées ;
Songe à l’ombre des jours trop vite révolus,
A la cendre que fait un tas d’herbes flambées,
Songe à toi-même et songe à ceux qui ne sont plus.
Un léger vent d’été s’émeut
Comme un frisson moirant la soie,
Une larme parmi la joie ;
C’est un murmure doux : il pleut.
Et le ciel, goutte à goutte, ondoie
D’une rosée aux reflets bleus
L’heure qui frôle, triste un peu,
Le boulingrin et la charmoie.
Du jardin mouillé des fraîcheurs,
Parfums de l’herbe, âme des fleurs,
Entrent par la fenêtre ouverte,
Et sur le feuillage luisant,
Selon la lumière et l’instant,
La pluie est blanche, ou noire, ou verte.
L’impérial soleil de juillet incendie
D’ardeur éblouissante et de chaude clarté
Les toits et les maisons et tout ce jour d’été
D’où tombe un grand sommeil sur la ville engourdie.
D’anciennes visions passent sous nos yeux clos :
Les chèvres de Virgile entre les vertes pousses,
Les horizons ruraux meuglant de vaches rousses
Lorsque la nuit descend dans l’herbe des enclos ;
L’incarnat sensuel des trèfles et des routes
Sous leur ombreux abri d’ormes et de bouleaux,
Les verdoyants, les prés humides, les troupeaux
De classiques brebis qui traînassent et broutent.
La plaine rafraîchie au souffle par des airs,
Les vastes champs du ciel et leurs moissons d’étoiles
Et les frissons des soirs de lune dans nos moelles
Comme un émoi de sève au cœur des arbres verts.
L’impérial soleil de juillet incendie
Le jour d’été pesant sur la ville engourdie ;
Derrière l’éventail du store déroulé
Notre maison s’emplit d’un silence accablé.
Les jasmins desséchés et les roses flétries
Se penchent, comme nous, au rebord des balcons,
Où, las de l’air torpide et bleu, nous évoquons
La fraîcheur fluviale où dorment les prairies
Et parmi la chanson bucolique des eaux
Et la viveuse et molle odeur des noirs sureaux
Vos ombrages profonds, ô blanches métairies.
Le jardin dort. La lune amicale est posée,
Ainsi qu’un beau fruit rond, sur les rameaux du soir
Et le profond silence accoude, couple noir,
Mon rêve et ma tristesse au bord de la croisée.
Je touche le feuillage et l’ombre qui sont froids
De rosée automnale et de brises sereines ;
Comme si je plongeais les mains dans des fontaines,
Une fraîcheur de pluie et d’eau monte à mes doigts.
Et la terre parfume. On dirait qu’une averse
Vient d’ondoyer le ciel, la pelouse et le soir,
Et qu’un bon jardinier promène l’arrosoir
Sur les sentiers de sable où fuit l’onde qui verse.
De ma fenêtre alors, où je me sais obscur,
Je prie, humilié par ce rien que nous sommes,
Et je lève l’instinct religieux des hommes
Vers la divinité pensive de l’azur.
Oh ! sur mon cœur plus lourd que des branches d’yeuse
Où pèsent la poussière et le soleil du jour,
Mon Dieu, faites tomber, comme un suprême amour,
La douceur de la nuit miséricordieuse !
L’ineffable silence endormeur de roseaux
Plane parmi cette heure aromatique et douce,
Comme un rêve étendu sur un grand lit de mousse,
Dans la lumière pâle au front bleu des coteaux.
Et vers le bois tranquille et le calme des eaux,
Vers les crèches de foin dévalent et se poussent,
Par les sentiers bordés d’orge et d’ombelles rousses,
Le soir, le vent léger, l’ombre et les blancs troupeaux.
Dans un frissonnement précurseur de l’extase,
Arquant sa main gracile à la courbe d’un vase,
Une femme s’avance. Et la nuit va venir.
La lune emplit le cœur de ses ondes lustrales ;
Entends monter au ciel, comme un beau souvenir,
L’élégiaque appel des flûtes pastorales.
Dans les bois, le soir meurt d’une lente agonie ;
Des cieux pastellisés de brumes et d’encens,
En un geste d’adieu, la nuit douce descend
Le calme de ses mains sur la plaine infinie.
L’âme triste du vent pleure vers les passants ;
La plainte du silence avec monotonie
Récitent sa douleur comme une litanie
Et fait sangloter l’ombre aux roseaux frémissants.
Mais, vers les retardés aux routes coutumières,
Tinte dans le brouillard, bénissant les chaumières,
La bonne voix d’espoir d’un Angelus lointain.
Dans le village obscur, des bœufs, le joug aux cornes,
Rentrent, beuglants et lourds, cependant que s’éteint
Un rêve de soleil au fond de leurs yeux mornes.
Mon frère, paysan au sol enraciné,
Jardinier du terroir ancestral, je t’envie !
Le rustique labeur où s’acharne ta vie,
À ce travail le sort ne m’a point destiné.
Le toit de ta maison discrète et solitaire
Atteint presque, son ombre étendue au couchant,
La ligne des sureaux inclinés sur le champ
Qui limite ton lot fécond de bonne terre.
Ta part est cependant la meilleure ; tu peux,
À l’automne, goûter le miel de tes abeilles,
Cueillir aux espaliers les fruits mûrs, sur les treilles
Les grappes des raisins blonds ou des raisins bleus.
Le large pain bruni, le pain bis que tu manges,
Est fait de cette fleur fine du pur froment
Que ta main aux sillons dispense lentement
Et que l’aoûteron engerbe dans tes granges.
Elle vient de ton puits l’eau fraîche que tu bois
Limpide et nette ainsi que la neige qui gèle,
Et, quand on la remonte au bord de la margelle,
On croit tenir l’azur au fond du seau de bois.
L’orme de ton jardin réchauffe tes veillées
Et tord dans le foyer les serpents du feu clair ;
Grâce à lui resplendit, au plein cœur de l’hiver,
La longue flamme d’or des belles soleillées.
Certains soirs, tu m’as vu méditant le passé,
Les coudes aux genoux, poings au front devant l’âtre,
Grave et mélancolique et songeur, comme un pâtre
Qui regrette sans fin son troupeau dispersé.
Au moment de l’adieu, soudain les vieilles pierres
Me parlaient ; la maison semblait me retenir
Et je sentais monter, à chaque souvenir,
L’eau tiède et l’âcre sel des pleurs à mes paupières.
Elles disaient, les voix donneuses de conseil :
« Reste avec nous ! Repose ici ta lassitude
Et laisse aux bras tremblants de la douce habitude
Tes désirs dorlotés dormir d’un long sommeil ! »
Demeure des aïeux, âme obscure des choses,
Votre appel en mon cœur jetait du repentir,
J’avais peur de rester encor, peur de partir :
J’aimais votre bonheur et vos courtils de roses.
Tu ne pouvais comprendre et ne comprenais pas,
Mon frère, les soucis de cette lutte sourde.
Ni comment chaque pause, hélas ! rendait plus lourde
La fatigue de vivre attachée à mes pas.
Ma race protestait, sévère à ma folie,
Et tous les vieux semeurs de la plaine, toujours
Traînant à leurs souliers la glaise des labours,
Pesaient sur mon silence et ma mélancolie.
C’était trop tard ! C’était trop tard ! Et sur le seuil
J’ai repoussé les morts et ma jeunesse morte,
Contre eux ma volonté s’affirma la plus forte,
Et ce fut le triomphe insensé de l’orgueil.
Ils sont venus de tout là-bas, des mers du Nord,
Traînés par les chevaux à la forte encolure,
Et des filles, l’air frais grisant leur chevelure,
Poussaient le gouvernail de bâbord à tribord.
Les hommes sur la gaule appuyés au plat bord,
Les petites maisons et les vertes toitures,
Les volets blancs, les pots de fleurs et les boutures,
Lentement ont passé d’un fort à l’autre fort.
Ils sont venus au long des chemins de halage
D’un bourg à l’autre bourg, de village en village,
Et d’écluse en écluse, aux canaux réguliers.
Ils dorment maintenant amarrés près des berges
Sous l’ombre des ormeaux et des grands peupliers
Où fume le repos tranquille des auberges.
La terre généreuse a mûri les moissons
Et les bruns travailleurs des récoltes nouvelles,
Sous l’éclair de la faux prosternant les javelles,
Effondrent sur le sol l’orgueil de la saison.
Les fleurs des blés marchant vers l’horizon :
Leurs coiffes tremblent comme un rang de caravelles ;
Entre leurs bras musclés les gerbes s’échevèlent,
La manne des glaneurs tombe sur les sillons.
Sur les corymbes bleus des fleurs où le soir rêve,
Le vent souffle léger et la lune se lève,
Immense et ronde au ras des chaumes assoupis.
Et, le long des chemins, vers les fermes prochaines,
L’opulence des chars qui rentrent les épis
Laisse des pailles d’or aux branches des vieux chênes.
- L’Eglologue – Le Feu, 1 oct 1905 – page 211